12

 

Ils accostèrent aux marches du débarcadère deux jours avant le premier de l’an. Le fleuve avait regagné son lit et la terre se préparait à recevoir les semences. Dans les jardins du palais, les arbres bourgeonnaient. Elle écouta patiemment les hommages de bienvenue et constata non sans plaisir que ses nouveaux titres lui étaient donnés par tous. Elle gratifia Inéni d’un large sourire et, voyant qu’il allait s’entretenir avec son père, appela son escorte et se fit conduire auprès de Senmout.

Elle le trouva étendu sur le dos, dans l’herbe, au bord d’un étang abrité par un bosquet de sycomores, Ta-kha’et à ses côtés. Hatchepsout les entendit rire et s’aperçut, à sa grande surprise, que cela ne lui plaisait guère. Elle s’avança vers eux et à sa vue Senmout, d’un mot, éloigna rapidement Ta-kha’et, courut à sa rencontre et se jeta dans l’herbe à ses pieds.

La colère d’Hatchepsout fondit en un instant.

— Relevez-vous, prêtre, dit-elle. Je vois que pendant mon absence vous avez fait bon usage de votre temps.

Elle avait pris un ton badin, mais Senmout n’eut aucun mal à deviner derrière son sourire forcé une irritation certaine. Il s’inclina de nouveau.

— Je n’ai pas perdu mon temps, Divine, quoique votre somptueux cadeau m’ait plutôt enclin à la paresse.

Son regard direct chercha le sien, mais elle détourna les yeux sans plus d’animosité.

— J’ai quelques plans à vous soumettre, ajouta Senmout.

— Eh bien, voyons cela tout de suite, car je suis impatiente de commencer les travaux maintenant que je sais ce que je veux, répondit-elle.

Puis ils se sourirent un long moment, heureux d’être à nouveau réunis. Il savait qu’elle serait régente sous peu. Certes, le pharaon n’avait encore fait aucune déclaration officielle, mais la nouvelle de son couronnement s’était vite propagée. « Le cobra sied tout à fait à son visage, pensa-t-il. Il symbolise le pouvoir latent et l’impatiente puissance qu’elle porte en elle, et la double couronne lui ira à merveille. » Elle le regarda avec un plaisir évident, les yeux mi-clos, le visage balayé par sa chevelure noire. Un peu plus au fait de la nature féminine grâce à Ta-kha’et, il prit conscience non seulement de sa beauté fascinante et mystérieuse, en tant que reine et déesse, mais aussi en tant que femme. Les bras croisés, il attendit ses ordres.

— Conduisez-moi dans vos appartements, dit-elle enfin, et nous étudierons ensemble ces plans, en dégustant des gâteaux au miel avec du vin.

À leur arrivée, Ta-kha’et salua sa maîtresse et apporta du vin rouge dans des jarres d’albâtre, des petites coupes dorées, et un plateau de dattes confites et de sucreries. Puis Senmout la congédia négligemment tout en sortant ses rouleaux de papyrus ; il l’avait oubliée avant même qu’elle eût fermé la porte derrière elle.

— Voilà ce que j’ai imaginé, dit-il en déroulant ses plans sur le bureau.

Hatchepsout se pencha et dans le mouvement ses cheveux et ses colliers se balancèrent en avant. Malgré sa présence toute proche, Senmout ne pensait déjà plus qu’à ses croquis qui s’étalaient en lignes noires et nettes sur les feuilles jaunes.

— Comme vous pouvez le constater, Altesse, j’ai abandonné toute idée de hauteur car, comme vous le disiez vous-même, rien ne peut rivaliser avec la falaise. J’ai donc conçu une série de terrasses s’étageant du bas de la vallée jusqu’au sanctuaire creusé à même la roche.

Elle prit un gâteau au miel qu’elle mordit avec application tout en examinant les plans.

— C’est un très bon début, dit-elle, mais les terrasses doivent être plus larges et plus longues, afin que la falaise n’ait pas l’air de les écraser. Allez-y, dessinez !

Il saisit son pinceau de roseau et, quelques instants plus tard, elle s’exclama :

— Oui, c’est cela ! L’ensemble, doit être léger et délicat, exactement comme moi.

— Il n’y aura pas de marches, ajouta-t-il, mais je pense qu’une longue rampe légèrement inclinée serait du plus bel effet. Et entre la première et la seconde terrasse, de même qu’à l’entrée du sanctuaire, je prévois des colonnes assez espacées.

En quelques secondes il compléta son dessin. Les yeux d’Hatchepsout brillèrent de plaisir.

— Il faudrait édifier d’autres sanctuaires, identiques au mien, dit-elle, un pour Hathor, un autre pour Anubis, l’ensemble étant bien entendu dédié à mon père, Amon, qui aura lui aussi son sanctuaire.

— Dans la roche ? Tous ?

— Parfaitement. Ce sera à votre ingénieur de résoudre le problème. Et maintenant, servez-moi un peu de vin.

Ils passèrent le reste de l’après-midi à deviser sur la réalisation du temple et laissèrent largement passer l’heure de la sieste.

— Je veux que les travaux commencent tout de suite, dès demain, apprit-elle à Senmout. Rassemblez une équipe de terrassiers et préparez le site. Si vous le désirez, vous pouvez utiliser les ruines du temple de Mentou-hotep.

— La préparation du terrain prendra un certain temps, Altesse. Il faudra égaliser le sol au pied de la falaise.

— C’est votre affaire. Réquisitionnez tout le monde qu’il faudra. Les prêtres ont approuvé le choix du site et rien ne s’oppose à ce que nous commencions les travaux le plus vite possible. Je vais montrer à mon frère ce dont une reine est capable !

Elle sembla soudain envahie de sombres pensées et, tout en buvant, il remarqua l’altération de ses traits, le pli sur son front habituellement lisse sous le petit serpent doré. Le regard glacial et inquisiteur qu’elle jeta à Senmout le fit frémir. C’était le regard du pharaon son père.

— D’ici deux jours, je serai couronnée régente d’Égypte, dit-elle.

Mais Senmout ne répondit rien, attendant de savoir où elle voulait en venir.

— Ma vie en sera transformée, prêtre. Ils seront nombreux, ceux qui avaient l’habitude de me saluer avec condescendance, à dissimuler leurs regards et leurs pensées devant leur roi. Je vais être obligée de ne m’entourer que de gens de confiance.

Elle lui jeta l’un de ses regards perçants.

— Des gens pour qui j’éprouve une confiance absolue, insista-t-elle posément, d’un air légèrement songeur, sans le quitter des yeux. Cela vous plairait-il d’être nommé majordome du domaine d’Amon ?

— Je ne saisis pas très bien, Altesse, répondit-il sous le choc de cette proposition.

— Je pense que vous comprenez très bien, au contraire, dit Hatchepsout avec un petit rire. Depuis le début de notre rencontre vous vous êtes montré discret. Vous m’avez prouvé votre orgueil et votre loyauté envers moi ainsi qu’envers votre ami, jusqu’à tenir tête au pharaon, tâche fort malaisée. J’ai besoin de vous, Senmout. J’aime le dieu, mon père, et je rends hommage à ses serviteurs, mais je ne suis pas inconsciente. Je suis un peu jeune et inexpérimentée pour gouverner. Un certain nombre de prêtres vont se mettre à me surveiller car ils craignent pour leurs privilèges. En tant que majordome du domaine d’Amon, vous aurez tout pouvoir sur eux, et je sais que vous me servirez fidèlement. Comprenez-vous à présent ?

Senmout ne put s’empêcher de penser au jour funeste de son arrivée à Thèbes où il avait vu son père supplier ce prétentieux et hautain serviteur du dieu qui l’avait écouté avec un ennui non feint.

Un soupçon d’amertume et d’arrogance perça dans ses paroles.

— Je vous ai déjà dit que je veux consacrer ma vie à vous servir, répondit-il, et c’est ce que je ferai. Vous seule êtes digne de mon adoration.

— Eh bien, nous sommes d’accord, conclut-elle, non sans avoir remarqué avec un certain plaisir son changement de ton. Vous veillerez à ne placer au temple que des serviteurs absolument dignes de confiance, et vous n’aurez à craindre personne d’autre que moi. Vous viendrez tous les jours me faire votre rapport à l’heure des audiences ; je vous fournirai un messager et des scribes. Vous serez majordome du troupeau d’Amon et de ses jardins, car je connais votre expérience en ces matières, et attention à celui qui vous désobéira !

Il resta assis à la regarder, préoccupé par cette écrasante responsabilité.

— Demeurez dans cet appartement jusqu’à nouvel ordre. Je vous ferai bientôt bâtir un palais ; vous aurez votre propre bateau ainsi qu’un char et tout ce qui convient à votre position.

Dans la douce pénombre de la pièce, elle tendit la main vers lui, le visage toujours impénétrable, attentif et serein. Il savait qu’elle avait besoin de lui et il avait envie de lui avouer son amour, de lui dire que ce temple ne serait pas seulement son offrande au dieu, mais aussi la plus grande preuve d’amour envers elle. Elle devina sans doute tout ce qu’il n’osait dire, car elle lui sourit tristement.

— Vous avez l’âme noble, Senmout. Je vous aime beaucoup. Vous rappelez-vous combien j’étais furieuse lorsque vous m’avez essuyée avec votre vieille couverture ? Et quand je me suis endormie sur votre épaule ?

— Je m’en souviens, Altesse. Vous étiez alors une jolie petite fille. Et vous êtes à présent une très belle femme.

Ces quelques mots prononcés avec froideur et simplicité flottèrent un instant dans la pièce, et il se mordit la lèvre, les yeux baissés.

— Je suis le dieu, répondit-elle fermement, en brisant le charme du moment, puis elle se leva. L’heure du dîner approche. Venez donc avec moi, nous bavarderons avec Menkh et Hapousenb. Ouser-Amon sera peut-être là. Vous ne l’avez toujours pas rencontré et j’aimerais savoir ce que vous pensez de mes amis, car il se peut qu’ils deviennent bientôt plus encore que cela. Je voudrais également vous faire rencontrer mon frère Touthmôsis ; il vient juste de rentrer des provinces du Nord pour mon couronnement.

Senmout se leva et s’inclina.

— Altesse, je viens de penser à l’instant que mon frère Senmen me serait une aide considérable dans mes nouvelles fonctions. Puis-je le faire venir et éventuellement envoyer un esclave à sa place pour aider mon père ? Je sais qu’il a besoin de lui, mais il sera plus utile auprès de moi.

— Vous n’avez pas besoin de me demander ce genre de choses. Rassemblez autour de vous tous les hommes dont vous aurez besoin. Vous aimez votre frère ?

— Oui. Nous avons souvent travaillé ensemble.

— Moi aussi, j’ai souvent travaillé avec mon frère ! répliqua-t-elle, mais je dois avouer qu’il est horriblement ennuyeux. Mais peut-être vous entendrez-vous avec lui car il adore bâtir et a déjà réalisé de grandes choses en Égypte.

Ils marchèrent côte à côte dans l’obscurité, éclairés par les esclaves qui leur ouvraient le chemin. La nuit les enveloppa de sa poignante douceur, magnifiée par les myriades d’étoiles, les exquises senteurs apportées par le vent et le sentiment de leur intimité soudaine.

 

Le jour de son couronnement, Hatchepsout fut tirée de son sommeil par la sonnerie métallique des cors. Une chaude lumière rosée éclairait la pièce. Elle se rendit toute nue dans la salle où l’attendait un bain chaud et parfumé ; elle se plongea dans le bassin de marbre jusqu’au menton.

— Quel temps fait-il ? demanda-t-elle à l’esclave chargée de la laver et de la frictionner.

Le temps était beau et chaud. Les habitants de Thèbes avaient déjà pris place le long du parcours qui menait au temple. Les étendards impériaux flottaient sur la ville, et les bateaux chargés de dignitaires et de nobles arrivaient en grand nombre de Memphis, d’Hermonthis, d’Assouan et de Nubie, de Bouto et d’Héliopolis. Les visiteurs affluaient déjà au palais. Les vice-rois et les gouverneurs des provinces conquises remplissaient les salles ainsi que leurs suites pittoresques d’esclaves aux dialectes étranges. Une atmosphère d’attente pesait également sur tous.

Hatchepsout sortit de l’eau et se fit sécher, puis elle s’allongea sur une table pour se faire oindre et masser. Son majordome Amon-hotep fit son entrée avec sa coupe matinale et lui présenta son rapport. Tout se passait pour le mieux. Sa coiffeuse et sa dame d’atour l’attendaient dans l’antichambre.

Son père était en train de se préparer dans ses appartements et, dans ceux des épouses et des concubines, Moutnefert s’agitait, mangeait fébrilement, tout en s’apprêtant pour la cérémonie. Elle s’était remise de sa déception, et n’aurait voulu pour rien au monde manquer les festivités. Touthmôsis, son fils, se tenait dans ses appartements, et dictait à son scribe. Pendant son éloignement forcé dans le nord du pays, il avait compris qu’il n’obtiendrait jamais rien par ses bouderies ou ses silences dépités, et, comme sa mère, il avait abandonné toute amertume ; mais contrairement à elle, il attendait son heure. Son voyage l’avait transformé. L’éloignement de sa mère, et les fréquentes épreuves physiques liées à ses expéditions avaient eu raison de son embonpoint. Privé de ses femmes et de nourritures raffinées, il avait appris la patience. Il saurait attendre, pendant des années peut-être, mais il deviendrait un jour pharaon. Sa sœur ne parviendrait pas à l’en empêcher.

Hatchepsout avait revêtu une ample robe d’intérieur ; sa coiffeuse rassembla son abondante chevelure au sommet de la tête pour que le diadème tienne facilement. Comme tout pharaon, elle aurait dû recevoir la couronne le crâne rasé, mais devant son opposition farouche, son père avait cédé et l’avait autorisée à conserver ses lourdes tresses. Elle se laissa maquiller et l’image que lui renvoya le miroir de cuivre la ravit : un large front haut, une jolie ligne de sourcils prolongée jusqu’aux tempes par le khôl, de grands yeux fendus en amande, un nez fin et droit et des lèvres sensuelles et vivantes, toujours prêtes à sourire. Seul le menton pouvait trahir son caractère. Carré, arrogant, déterminé et intransigeant, il apportait la preuve de son indomptable volonté.

Elle fut portée au temple sur une litière surmontée d’un trône imposant. Un esclave se tenait derrière elle en agitant au-dessus de sa tête ravissante de grandes plumes d’autruche rouges ; la foule admirative tentait d’apercevoir ce corps superbe recouvert d’or, avant de se prosterner sur la chaussée poudreuse. À la suite venaient les nobles du royaume : Inéni et son fils ; le vizir du Nord et le grave Hapousenb, son fils ; le majestueux vizir du Sud en grande conversation avec le plaisant Ouser-Amon. Le jeune Djéhouti d’Hermopolis suivait avec solennité, le regard fixé droit devant lui. Les riches propriétaires terriens, de vieille ou de récente souche, défilaient lentement, vêtus de leurs plus somptueux atours. Senmout venait ensuite, le crâne recouvert d’une perruque longue, paré d’une robe neuve qui lui battait les chevilles. Ta-kha’et l’avait soigneusement maquillé et oint d’huile parfumée, mais il ne portait pas encore les signes distinctifs de sa nouvelle fonction et aucun secrétaire ne le précédait.

Devant les lourdes portes du temple grandes ouvertes, le grand prêtre attendait, revêtu de la peau de léopard, ainsi que les autres officiants. La litière s’arrêta et Hatchepsout en descendit, lançant des éclairs dorés à chaque mouvement. Elle attendit son père dans la plus parfaite immobilité, tandis que la fumée d’encens s’élevait dans le ciel. Touthmôsis lui offrit son bras et, précédés par le grand prêtre, ils pénétrèrent dans le temple.

Les portes du sanctuaire avaient été ouvertes et tous essayaient d’entrevoir le puissant Amon. Thoutmôsis s’approcha du dieu et, prosterné sur le sol doré, il déposa à ses pieds son fléau et sa crosse, puis il prononça ces mots devant l’assemblée.

 

« Je me prosterne à tes pieds, roi des dieux. En retour de tout ce que j’ai fait pour toi, accorde à ma fille, Enfant du Soleil, Maât-Ka-Râ, Immortelle, l’Égypte et les terres rouges, comme tu me les as accordées. »

 

Il se releva et du regard fit signe à Hatchepsout.

Elle s’allongea sur le sol et se mit à ramper vers le dieu. Les carreaux d’or exhalaient une odeur d’encens, de fleurs et de poussière et, étrangement, c’est à sa mère qu’elle pensa. Puis elle concentra son attention sur le dieu, et se mit à le prier à voix basse alors que les pieds divins se rapprochaient. Le silence attentif des nobles était tel qu’on pouvait entendre sa respiration haletante dans l’atmosphère chargée d’encens. Enfin ses doigts touchèrent le dieu, et elle resta prosternée, le visage contre le sol, les yeux clos.

— Accordez-moi votre faveur, Amon, roi de la terre entière ! s’écria-t-elle en levant vers le dieu un regard implorant.

Du coin de l’œil elle apercevait les pieds de son père et les jambes du nouveau grand prêtre. La peau de léopard drapée autour de lui pendait la tête en bas, et un grimaçant sourire découvrait les dents blanches de la bête. Hatchepsout songea à Ménéna et à ses comparses exilés dans le nord du pays, qui devaient nourrir sans doute de sombres desseins. L’angoisse commençait à la gagner. Un profond silence pesait sur l’assemblée et personne ne bougeait.

Du fond de la salle, Senmout ne pouvait apercevoir que le crâne du pharaon et du grand prêtre. Il ne voyait pas Hatchepsout, mais contemplait par contre le visage froid et distant du dieu assis sur son trône, couvert de plumes dorées.

Soudain un murmure de plus en plus fort s’éleva dans la foule lorsqu’Amon, lentement, avec une grâce infinie, inclina sa tête dorée. Senmout sentit ses mains devenir moites, un frisson lui parcourir le dos. Mais déjà tout le monde sautait de joie. Le bruit des castagnettes et des sistres couvrit les cris de l’assemblée. Lorsque le silence s’instaura de nouveau, et qu’il eut repris ses esprits, il grimpa sur le socle d’une colonne pour dominer l’assemblée, et il la vit enfin, pâle et radieuse, aux pieds du dieu. La voix de Touthmôsis retentit :

 

« C’est entre les mains de ma fille bien-aimée, qui t’adore et qui t’est intimement attachée, que tu as remis le monde. Tu l’as choisie pour reine ! »

 

Les paroles de son père résonnaient encore à ses oreilles lorsque Bouto et Nekhbet, déesses du Nord et du Sud, apportèrent en silence à Hatchepsout la double couronne. « Le monde ! Le monde ! Le monde ! » pensait-elle, et dans son extase elle entendit à peine leurs propos sur la couronne rouge du Nord et la blanche du Sud. « Je vous remercie, puissant Amon et vous aussi puissant Touthmôsis, bien-aimé d’Horus ! » Elle sentit la double couronne peser sur sa tête et c’est en l’assurant d’une main qu’elle aperçut Senmout, émergeant de la foule, le bras autour d’une colonne ; leurs regards se croisèrent un instant.

Elle fut aspergée d’eau, puis la lourde robe incrustée de pierres précieuses fut posée sur ses épaules ; Touthmôsis lui remit enfin la crosse et le fléau. Elle les saisit sauvagement et les serra contre sa poitrine.

Touthmôsis la conduisit jusqu’au trône sur lequel elle prit place avec précaution, légèrement étourdie par le parfum exquis du lotus bleu du Sud et du papyrus du Nord.

Le chef des hérauts énuméra ses titres et, au moment où il allait se retirer, Hatchepsout leva la main. Tout le monde se tut.

— De par ma divine naissance, j’ai droit à tous ces titres, dit-elle d’une voix forte et claire. Mais je voudrais changer de nom. Le nom d’Hatchepsout, chef des femmes nobles, seyait à la princesse que j’étais, mais à présent je suis reine. Dorénavant je serai Hatchepset, première des favorites.

Senmout la suivit des yeux tandis qu’elle faisait le tour du sanctuaire dignement et lentement en raison du poids de sa couronne et de sa robe. Comme il l’aimait, son arrogante petite princesse, qui n’hésitait pas à clamer sa supériorité à la face des dieux !

Il sortit de la salle et partit rejoindre Bénya qui avait décidé d’aller à la pêche, assuré de ne trouver personne sur les rives du fleuve. Senmout avait l’impression de vivre sa dernière journée de liberté ; bien qu’enchanté à l’idée de ses nouvelles fonctions, il songea comme à un don précieux à sa jeunesse passée.

 

Les festivités durèrent toute la nuit. Tous les habitants de la ville avaient déserté leurs logis et leurs travaux pour danser et boire dans les rues, jusqu’à l’aube. Au palais, les invités quittèrent les salles bondées pour la fraîcheur des jardins, où de petites lampes avaient été accrochées aux arbres, des coussins et des sièges disposés sur les pelouses. Hatchepsout, Touthmôsis et quelques nobles avaient pris place sur l’estrade ; quant à Senmout, en compagnie de Menkh, d’Hapousenb d’Ouser-Amon, et de Djéhouti, il passa son temps à boire, à écouter les chants, à applaudir fougueusement et à crier, sans cesser pour autant de manger. À la fin du repas, il tomba dans une douce rêverie d’où le tira Hapousenb qui s’installa à ses côtés.

— J’ai appris que vous occupiez une nouvelle position, Senmout, dit-il.

Senmout acquiesça. Il ne se sentait pas encore tout à fait à l’aise en la compagnie de ce jeune homme si maître de lui et se tint sur la défensive, attentif à ce qui allait suivre.

— Il va nous falloir apprendre à travailler ensemble, poursuivit doucement Hapousenb, car moi aussi je suis entièrement dévoué au service de la reine et je lui ai consacré ma vie. Mon père est très âgé, ajouta-t-il, et je prendrai bientôt sa place de vizir du Nord, ce qui signifie que j’aurai à m’absenter souvent et pourrai ne pas être là en cas de besoin.

« Cet homme me cache quelque chose », pensa Senmout inquiet en reposant sa coupe. Hapousenb continua à le regarder en souriant, mais Senmout savait qu’il était en train de le jauger.

— Le jeune Touthmôsis est entré en correspondance avec Ménéna, exilé par le pharaon. Je ne sais pas encore exactement ce que cela signifie. Seul le temps nous l’apprendra. Mais je mets à votre disposition tous mes domestiques, mes messagers et mes espions pour que vous puissiez agir à ma place en mon absence.

Il regarda Hatchepsout qui riait aux éclats, puis Senmout.

— Tant que le pharaon sera en vie, elle n’aura rien à craindre. Ai-je besoin de m’expliquer davantage ?

Senmout secoua la tête, tout en se demandant s’il avait été pénible pour ce jeune aristocrate de s’abaisser à lui faire une telle offre. Hapousenb, sans attendre sa réponse, retourna s’asseoir près d’Ouser-Amon, et Senmout eut l’impression désagréable que sa vie allait se compliquer singulièrement et qu’il lui faudrait désormais peser ses moindres mots. Il se sentit soudain las et impatient de retrouver son lit et le corps tiède de Ta-kha’et ; il quitta la fête bien avant la fin des réjouissances.

Hatchepsout le vit partir, mais la troupe de danseurs venait de faire son entrée et elle ne put le suivre.

 

Hatchepsout était devenue reine. Touthmôsis se faisait une joie de passer ses vieux jours à évoquer ses souvenirs et à jouer aux dames dans les jardins avec son vieux compagnon Pen-Nekheb. Il s’appliqua à faire inscrire pour la postérité sur les monuments qu’il avait fait construire les dernières recommandations de son règne. Il se sentait fatigué, brisé par ses anciennes batailles, usé par l’exercice du pouvoir. S’il avait des remords en pensant à la mort de sa fille aînée, il n’en montrait rien, et ne se préoccupait guère de son fils. Il croyait avoir fait tout ce qu’il avait pu pour assurer la sécurité de son pays en le remettant entre les mains expertes de sa fille.

Pendant plusieurs mois, Hatchepsout accompagna son père tous les matins au temple d’Amon, puis à la salle des audiences pour l’écouter donner ses instructions aux gouverneurs, prendre connaissance des dépêches, régler les différends. Son couronnement semblait avoir libéré toutes ses forces et elle passait d’une activité à l’autre avec fureur, ne ménageant ni sa personne, ni ses suivantes, nimbée d’un pouvoir qui chaque jour devenait plus évident.

Le père d’Hapousenb mourut un après-midi au cours d’une partie de chasse. Son fils, nommé vizir du Nord, quitta Thèbes sur le champ pour procéder à l’inspection de ses provinces. Senmout, aux prises, avec ses nouvelles responsabilités, courait du temple au site de la vallée où œuvraient déjà des centaines d’esclaves sous un soleil torride, tandis que s’élargissait l’excavation dans la falaise du premier sanctuaire.

Chaque fois qu’elle le pouvait, Hatchepsout s’échappait du palais et traversait le fleuve pour voir travailler les hommes et s’élever le mur de la première terrasse, le mur noir d’Hathor. La nuit, elle imaginait son temple achevé, reposant avec tous ses secrets sous un soleil éclatant de blancheur.

Elle ne négligeait aucun de ses devoirs au temple d’Amon, et sentait plus que jamais la main du dieu posée sur elle. Elle prenait plaisir à danser au temple avec ses prêtresses, parmi les fleurs et la myrrhe, et passait de longs moments à prier seule dans sa chambre.

Elle se savait sans égale au monde, et sa royale solitude spirituelle impressionnait son entourage. Touthmôsis la voyait embellir avec un plaisir un peu las, et bientôt la laissa gouverner seule. Toutefois elle venait parfois le retrouver dans les jardins, à la fin de la journée, pour lui demander conseil et ils bavardaient longuement à bâtons rompus. Elle invitait souvent Senmout à se joindre à eux, car Touthmôsis appréciait ce fier jeune homme et prenait plaisir à sa compagnie.

Elle avait catégoriquement refusé d’occuper les anciens appartements de Néférou, de même que ceux de sa mère, et ordonné la construction pour son usage personnel d’un nouveau palais relié à l’ancien. Elle fit redécorer à l’intention de Senmout l’appartement de sa sœur, afin qu’il fût plus proche d’elle.

Senmen arriva de la campagne, timide et ahuri, avec ses grossiers vêtements et son accent provincial. Senmout l’installa dans ses anciens appartements où il se terra comme un renard du désert, impressionné par ce frère aussi beau et puissant qu’un dieu.

Hatchepsout avait pris l’habitude d’apporter des offrandes au temple mortuaire de Néférou à l’aube ; elle y demeurait seule, écoutant la plainte du vent matinal entre les colonnes. Elle comprenait à présent les angoisses et les craintes de sa sœur, ses tentatives désespérées pour se libérer du fardeau de l’existence et, pour la première fois, elle se sentit réellement affligée de sa disparition.

Elle vit son père s’épaissir, s’affaiblir, malgré l’éclat d’un regard encore capable de terroriser. Elle suivit également la transformation du jeune Touthmôsis. Ce garçon doux et bien en chair semblait s’approprier la vie qui échappait à son père.

Certes, il était toujours affable et paresseux, capable de brusques colères devant les plaisanteries de sa sœur. Mais on le voyait partout à la fois : au temple, dans les fêtes, autour de la ville sur son char. Hatchepsout ne parvenait pas à s’expliquer l’appréhension qu’elle ressentait à son sujet. C’est pourquoi elle redoubla d’efforts pour apprendre, saisir et savoir tout ce qui se passait dans son royaume.